Les cinq niyama

(skt pancavidham niyama)

Nous trouvons les plus anciennes références aux niyama dans les Yoga sûtra, recueils de textes sur lesquels s’appuie le rajah yoga. Cet ouvrage décrit une liste de cinq préceptes, les cinq niyama, qui prônent la retenue morale à travers des attitudes, des pratiques et des comportements vertueux (1). Dans ce contexte, il a le sens de retenue, réserve, limitation, discipline (2), etc.
Quand il apparaît, vers le Ve siècle, dans des commentaires de textes bouddhiques de Buddhaghosa et Buddhadatta (3), son sens a changé, il se rapproche du verbe sanskrit dont est dérivé niyama : niyam (4). S’il évoque toujours la contrainte, il ne s’agit plus de celle que l’on s’impose à soi-même, mais plutôt des contraintes que représentent, pour les êtres sensibles et non-sensibles, les lois universelles, les mécanismes naturels, les impondérables ou encore les relations de causes à effets. Si les niyama sont au nombre de cinq pour le bouddhisme comme le yoga, rien ne semble relier les premières aux secondes.

Commençons par en donner une brève description :
utu-niyama : « la contrainte des saisons » qui englobe les contraintes du climat ;
bija-niyama : « la contrainte des graines ou des germes », soit la transmission héréditaire ;
citta-niyama : « la contrainte de l’esprit », les lois du domaine intellectuel, l’ordre du processus de la pensée ;
kamma-niyama : « la contrainte du kamma (ou karma) », la causalité morale ou plus exactement le causalité de l’acte (pensée, paroles, action), qui nous maintient dans le cycle des naissances et des morts ;
dhamma-niyama : « la contrainte des dhammas (ou dharmas) », les événements liés à la qualité du Bouddha ou à ses capacités.

Ces définitions reposent sur le monde tel qu’il était perçu au début de notre ère en Asie (voir à ce sujet les dix états de vie). De nos jours, nous pourrions l’actualiser ainsi :
– La contrainte des saisons est engendrée par des phénomènes météorologiques, géologiques, et en dernier lieu à des contraintes dues aux lois de l’astrophysique : rotation de la terre sur-elle-même et autour du soleil, pesanteur, rayonnement solaire, mécanismes des fluides, etc. Il s’agit donc des contraintes des lois de la physique : gravitation, champs électromagnétiques, thermodynamique, théorie de la relativité, physique des particules, etc. Dans ces domaines qui traitent de la matière et l’énergie pures, de l’infiniment petit à l’immensément grand, tout phénomène repose sur la loi de causalité. Dans ce sens, l’effet est un changement d’état d’un système physique étudié, due à des causes et forces qui s’exercent sur ce système. Au sein de ce champ d’étude, il n’y a aucune place pour le hasard ou une intervention « extérieur ». C’est seulement une méconnaissance de certains mécanismes ou leur trop grande complexité qui représentent un obstacle à la compréhension humaine.
La contrainte des graines ou des germes, nous l’avons dit, est aussi celle la transmission héréditaire. Ainsi des chiens engendrent des chiens, et non un autre animal. Un noyau de mangue planté dans de bonnes conditions produira un manguier de la même espèce et de la même variété que le fruit dont il est issu (5). Nous pouvons pousser plus loin la contrainte : un enfant humain ne pourra pas devenir un être autre qu’humain en prenant de l’âge, de même qu’un plante en grandissant ne changera pas d’espèce. Comme il existe une cohérence externe dans le processus de la reproduction, il y a une cohérence interne à la vie de tous les êtres vivants (laissons de côté les mutations qui sont des cas à part et souvent se traduisent par des atteintes à l’intégrité de la personne comme dans les cas de cancer). Ainsi, selon ces contraintes, un être vivant garde une cohérence tout au long de sa vie, il ne change pas de génome ni de code génétique, mais en même temps, il vieillit. Privé d’apport énergétique extérieur, il meurt, ou pour certaines forme de vie telles les graines, bactéries ou virus, il peut entrer dans un état de latence totale sur des périodes de temps considérables en attendant qu’apparaissent des conditions favorables à sa réactivation.
La contrainte des graines peut donc être définie comme l’ensemble des domaines de la biologie et, de même que la contrainte des saisons, elle est régie par une stricte causalité.
La contrainte de l’esprit, les lois du domaine intellectuel, l’ordre du processus de la pensée. Notre esprit ne cesse jamais de penser. Il se peut qu’il émette des idées sans suite, qu’il saute « du coq à l’âne », mais la plupart du temps, qu’il soit isolé, participe à une conversation ou attentif au sein d’une collectivité, il fonctionne selon une logique, un mécanisme particulier : associations d’idées, appel à la mémoire, réflexion, etc. C’est ce qu’ont pu montrer en Occident les psychanalystes et les psychologues. Nous savons aussi que chacun d’entre nous a des capacités intellectuelles, une personnalité, un caractère et un tempérament propres. Les mécanismes de l’esprit s’exercent donc avec des variations d’une personne à l’autre, et ces variations nous prouvent qu’il subit des contraintes internes ou externes – ce qui nous limite parfois ou, au contraire, nous conduit trop loin. Enfin, les contraintes de l’esprit peuvent s’appliquer collectivement à une famille, un groupe de personnes, une nation pour donner naissance à des opinions, des mythes,des préjugés, ce que l’on peut définir par le domaines des relations sociologiques (6) qui reposent en grande partie sur le processus de la motivation et le binome action/réaction.
En ce qui concerne la contrainte de l’esprit, nous constatons que les relations causales sont aussi évidentes que les deux premières, bien qu’elles soient plus difficiles à mettre en équation, à reproduire scientifiquement. Mais l’esprit, ce n’est pas la matière…
La contrainte du karma, la causalité morale ou plus exactement le causalité de l’acte (pensée, parole, action), qui nous lie au cycle des naissances et des morts (voir l’article sur le karma). Nous ne développerons pas ce sujet qui a été sur ce blog dans l’article suivant ;
La contrainte du dharma, c’est-à-dire des événements qui sont liés à la qualité du bouddha ou à ses capacités. Les textes bouddhiques citent notamment le tremblement des dix mille systèmes du monde à la conception du Bouddha (ou des grands bodhisattvas), dans le sein de sa mère et ainsi qu’à sa naissance. Nous pouvons également évoquer les pouvoirs, en apparence « magiques », des bouddhas et bodhisattvas décrits dans de nombreux sûtras.
Les commentaires sur la contrainte du dharma restent assez vagues. Pourquoi ne pas trouver en elle une explication aux effets de la pratique du bouddhisme ? Pour l’hindouisme et certains courants bouddhiques, il est impossible de se débarrasser de son mauvais karma de manière active (7). Pour le pratiquant, il est nécessaire de patienter de nombreuses vies pour que celui-ci se résolve de lui-même, en évitant dans le même temps de commettre des actions négatives qui l’alourdiraient et repousseraient ainsi l’échéance de la Libération. D’autres écoles bouddhiques, notamment celles de Nichiren, pensent au contraire que la pratique peut agir au présent, voire dans l’instant, sur le karma. Son propre mécanisme de cause et effet a donc la capacité d’intervenir sur celui de la contrainte du karma et peut-être des trois précédents…

Bien que les textes ne fassent pas mention de gradation, de priorité entre les 5 niyama, nous pouvons penser que, dans certains cas, il existe des interrelations, des influences des uns sur les autres. Ainsi, la vie est apparue dans un univers purement matériel et, à en juger par l’évolution qu’a suivie notre planète depuis des milliards d’années, elle s’y est imposée jusqu’à se montrer capable d’influer en bien et en mal sur son environnement. Quant à l’esprit humain, il peut modifier profondément les mondes sensitif et non-sensitifs, nous en constatons les effets au quotidien. Enfin, à l’inverse, les phénomènes météorologiques, géologiques ou astrophysiques – la contrainte des saisons – ont la capacité de détruire toute vie sur Terre.

Buddhaghosa, puis Buddhadatta, ont tiré la théorie des cinq niyama de commentaires bouddhiques (abhidhamma) et d’un sûtra le Mahapada sutta. Pour autant, rien ne semble lier celle-ci directement, globalement ou intégralement aux paroles du Bouddha. Il pourrait s’agir d’une synthèse de principes tirées de ces paroles telle que Zhiyi et l’école Tientai ont pu en faire plus tard (voir les trois mille mondes), mais réalisée par des exégètes Indiens ou Cingalais, ou par les deux moines continentaux eux-mêmes (8). Parmi ce qui fait écho à la théorie des cinq niyamas, nous trouvons dans l’Anguttara nikaya des références au dhamma-nikaya. Dans le Sivaka sutta, le Bouddha évoque certaines causes comme les changements de saisons, les combinaisons d’humeur corporelle, les traitements sévères, qui nous rappellent les Six causes de maladie, avant d’affirmer :« …Tous les brahmanes et contemplatifs qui ont pour doctrine et opinion que tout ce que ressent un individu – agréable, désagréable, neutre – est entièrement causé par ce qui a été fait auparavant dépassent les limitent de ce qu’ils savent eux-mêmes, de ce qui est admis comme vrai par le monde. Je dis que ces brahmanes et contemplatifs ont tort. » Autrement dit, le seul mécanisme du karma ne peut explique tous les événements et les expériences vécus par chacun de nous. Ce qui sous-entend qu’il existe d’autres domaines, sinon de causalité, du moins de contraintes.

La théorie des cinq niyama ne semble ne pas avoir été retenue par les écoles du Mahayana en dehors de l’Inde. En revanche, elle a beaucoup intéressé, en occident, certains courants philosophiques orientalistes du siècle dernier, liés ou non à la Société de théosophie. Le concept d’un système causal universel pouvait séduire les esprits scientifiques. À l’instar d’autres physiciens, Einstein n’a-t-il pas cherché pendant quarante ans une « théorie unitaire des champs » ?
Nous pourrions nous demander dans quel but des exégètes du Bouddha ont cherché à ériger en système ce que celui-ci avait expliqué de façon parcellaire à ses disciples sur les différents types de relations de cause à effet, sans vouloir décrire une théorie globale. Peut-être ont-ils d’abord cherché à répondre à certaines critiques formulées à l’encontre de leur philosophie, comme la négation d’un démiurge créateur de l’univers et de ses lois ou encore se défendre d’une interprétation déterministe du karma. Quoiqu’il en soit, comme la plupart des théories bouddhiques, les 5 niyama sont un point de vue sur une réalité insaisissable par l’intelligence humaine, ils ne sont pas la vérité elle-même, mais ils nous guident vers elle. Ils signifient que la loi de causalité s’étend à tous les phénomènes de l’univers et que rien ne peut échapper à cette contrainte.

Notes :
1 – Dates de la compilation des Yoga sûtras entre -300 à 500 de notre ère. Les cinq niyama y sont décrits ainsi : Sauca: propreté et respect externe et interne, clarté de l’esprit, la parole et le corps. Santoṣa : accepter les autres et les événements tels qu’ils se présentent. Tapas : ardeur, autodiscipline et persévérance dans la pratique. Svadhyaya : étude de soi, réflexion sur soi, introspection des pensées, des discours et des actions de soi. Isvara-praṇidhana : accord avec la conscience suprême.
2 – Selon le dictionnaire du sanskrit en ligne : sanskrit.inria.fr/DICO.
3 – Buddhaghosa et Buddadatta ont vécu, le premier au nord de l’Inde et le second au sud, au Ve siècle de notre ère, à une époque ou les enseignements du Bouddha avaient été largement transmis dans tout le sous-continent indien, en Asie centrale et jusqu’en Europe. Cette dispersion, les innombrables langues et dialectes dans lesquels ils avaient été traduits ou conservés, parfois dans des versions très altérées, ont poussé les deux moines érudits à consulter les textes qui se trouvaient au monastère Mahavira de la capitale du Sri Lanka Anuradhapura. Il est à noter que ce monastère était alors l’un des plus importants centres bouddhiques. Selon le moine explorateur chinois Faxian qui y a séjourné lui aussi vers le Ve siècle, il abritait plus de 3 000 moines. C’est là que se trouverait encore aujourd’hui l’un des plus vieux arbres du monde, planté au IIIe siècle avant notre ère, un ficus religiosa ou arbre de la Bodhi, issu d’un fruit de l’arbre sous lequel Shakyamuni a atteint l’illumination à Bodh Gaya. Ce fruit aurait été offert au souverain de l’île par le roi Ashoka qui serait également à l’origine de la conversion de celui-ci au bouddhisme.
4 – Retenir, réprimer, restreindre, régir, régler, fixer, discipliner.
op.cit.
5 – L’exemple du noyau de mangue est pris à plusieurs reprises dans Les questions de Milinda.
6 – Nous ne nous attarderons pas sur les neurosciences qui cherchent à comprendre (ou à conditionner socialement) la pensée et le comportement humains à travers des expériences du domaine de la physique ou de la biologie. Comme nous ne nous attarderions pas sur des théories qui chercheraient à expliquer des phénomènes physiques par des expériences psychologiques. 
7 – Par exemple, dans Les questions de Milinda, Nagasena affirme qu’il est impossible d’effacer le karma crée dans cette vie.
8 – Nous retrouvons en partie les contraintes que représentent les cinq niyama dans les six causes de maladie. La première est causée par le désordre des quatre éléments, donc physique, la seconde, consommation immodérée de nourriture ou de boissons, est du domaine de la biologie, la troisième s’accorde avec la contrainte de l’esprit, enfin la dernière fait référence au karma (voir article sur ce blog). 

Une réflexion sur “Les cinq niyama

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