L’origine interdépendante

ou production conditionnée

(skt pratityasamutpada, jap. engi ou innen) (1)

Cette théorie pose pour principe que tout, dans l’univers, vient à l’existence en réponse à des causes et conditions et que les dharmas n’existent ou ne se produisent qu’en raison de leur relation avec d’autres dharmas. D’où l’expression de production conditionnée (toute production est conditionnée par la loi de cause et effet, à des actes antérieurs, au karma, à ses relations avec son environnement, etc.) ou d’origine interdépendante (les origines de tous les dharmas dépendent de dharmas). Ainsi, rien ne peut exister dans l’isolement et l’indépendance et rien ne peut naître du néant.

Mais voyons ce que recouvre le concept bouddhique de dharma que nous traduisons le plus souvent en français par « phénomène ». Ce mot sanskrit, selon le contexte, possède des sens divers. Il désigne toute manifestation, vivante ou non, physique, sentimentale, sensitive, intellectuelle, mentale, individuelle ou collective, etc. Tout ce qui exprime et maintien une identité propre. Ce peut donc être un être humain, une civilisation, une planète, une vérité, une doctrine, un acte, une loi et même l’univers lui-même. Dans tous ces cas on l’écrit dharma (ou dharmas au pluriel), tandis que, lorsqu’il est question de l’ensemble des lois qui régissent l’univers, de la Loi bouddhique (Ho en japonais) ou de la doctrine bouddhique qui mène à l’Éveil à cette Loi, on l’écrit par convention Dharma avec une majuscule et toujours au singulier. On peut dire que le Dharma est ce qui contient et régit l’intégralité des dharmas, comme les dharmas sont ce qui constitue le Dharma. Le Dharma représente la vérité absolue qui est constituée par la somme des vérités restreintes que sont les dharmas.

Les phénomènes ou dharmas, définis comme ce qui maintient une identité, sont les produits de causes qu’on peut qualifier d’internes (ou ils en sont la continuité) et de conditions en relation avec l’extérieur. Ils ont les caractéristiques suivantes :

– ils ne naissent pas spontanément du néant ;

– ils sont appelés à disparaître (y compris notre univers) ;

– ils dépendent d’un environnement pour apparaître et subsister qu’il soit physique, chimique, psychologique, astronomique, sentimental ou autre.

Par exemple, l’amour nécessite un objet pour naître et des échanges pour durer, un être sensible provient forcément d’un ou deux autres êtres sensibles et a besoin de nourriture, d’atmosphère, de lumière, de chaleur, d’une énergie vitale pour croître et subsister (terre, air, eau, feu, espace, forme de conscience).

Puisqu’on ne peut les isoler totalement de leur milieu, les phénomènes sont dépourvus d’une nature propre, ils ont donc pour caractéristique la vacuité (skt shunyata). Étant appelés à disparaître ils ont également celle de l’impermanence (skt anitya).

En ce qui concerne les êtres, vacuité, impermanence et disparition peuvent paraître inconciliables avec les concepts de la renaissance et du karma. Cependant, si Maitreya explique à Shariputra dans le court Sûtra de la pousse de riz, au sujet de la mort et la renaissance, que l’origine interdépendante « …n’est pas éternelle ; elle n’est pas un néant ; elle n’est pas une transmigration ; d’une petite cause, elle peut manifester un grand effet », il ajoute que sa continuité opère de la même série. Les agrégats du moment de la mort et ceux de la naissance suivante ne sont pas les mêmes, il y a pourtant continuité. Ce n’est qu’avec la cessation des premiers que peuvent apparaître les seconds. Autrement, il faudrait admettre que la conscience de l’être à naître a surgi du néant.

Les phénomènes conditionnés

Le bouddhisme présente des « phénomènes conditionnés ou composés » et d’autres définis comme « inconditionnés » (2). Les premiers possèdent les caractéristiques suivantes : naissance ou apparition, durée (les deux étant liées à des conditions comme nous l’avons vu), impermanence, destruction ou disparition. Ces caractéristiques sont communes à tout ce que contient l’univers de sensitif ou non, de vivant ou non. Dans le cas des êtres animés ou vivants, les cinq agrégats qui les composent, à l’exception d’une partie de la conscience (3), sont conditionnés par une coproduction interne en douze maillons. Cette chaîne (ou cet enchaînement) de douze nidana (skt dvadasa nidana, jap. juni innen) explique comment l’ignorance et l’attachement sont à l’origine du cycle de naissance et de la mort (skt samsara) et de la souffrance (4) inhérente à l’existence, comment ils sont à la condition même de l’apparition d’un être sensible.

La chaîne des douze nidanas

Selon le contexte dans lequel il est exposé, le terme sanskrit nidana signifie cause, motivation ou occasion. Il est apparu dans le Rig-Veda (5) pour décrire une cause première ou liée à un enchaînement et a été repris par Shakyamuni, comme beaucoup d’autres concepts de la tradition hindouiste archaïque, dans le principe de la chaîne causale des douze maillons. On retrouve celle-ci dans de nombreux sûtras (6) et, plus tard, des traités de Nagarjuna et Vasubandhu. Nichiren l’a exposée dans plusieurs écrits dont Les douze liens causaux (7) et Sur le principe des trois mille mondes en un seul instant de vie – WND 178 (8). Voici la description qu’il en fait dans le second :

« Question : Que sont les douze maillons de la chaîne de causalité qui s’appliquent au processus de la transmigration ?

Réponse : Le premier maillon est l’ignorance. Le Kusha-ron (9) dit : « L’état résultant de l’illusion passée est l’ignorance ». L’ignorance représente les désirs terrestres de l’amour et des pulsions que l’on a éprouvés dans le passé. Tels la haine pour son père et l’amour pour sa mère qu’un fils peut concevoir, ou la haine pour sa mère et l’amour pour son père qu’une fille peut concevoir, comme décrit dans le neuvième volume du Kusha-ron .

Le second maillon est action. Le Kusha-ron dit : « Les différents actes accomplis dans le passé sont appelés actions ». Ainsi, les actes ou le karma créés dans le passé sont appelés action. Il existe deux sortes de karmas. Le premier est « le karma conduisant à la renaissance », celui qui détermine dans quelles conditions d’existence nous allons renaître. Le second est « le karma complémentaire », qui représente celui qui n’est pas inclus dans la première catégorie. C’est le karma passé qui détermine des choses comme se casser une jambe ou se couper un doigt.

Le troisième maillon est la conscience. Le Kusha-ron dit : « La conscience est celui des cinq agrégats qui est crucial dans la formation de la vie ». Les cinq agrégats sont déjà présents lorsque l’enfant est dans le corps de la mère. Ce sont la forme, la perception, la conception, la volition et la conscience. Ils sont également connus comme les cinq éléments.

Le quatrième maillon est le nom et la forme. Le Kusha-ron dit : « Ce qui précède le champ des six sens est le nom et la forme ».

Le cinquième maillon est le champ des six sens. Le Kusha-ron dit : « Puis, les yeux et les autres organes sont produits, mais, précédant les trois éléments de la perception, le champ des six sens apparait ». Ces six domaines des sens sont les activités ou la production des six organes sensoriels, yeux, oreilles, nez, langue, corps et esprit.

Le sixième maillon est le contact. Le Kusha-ron dit : « Dans le processus de la perception, l’étape avant toute prise de conscience du fait que la perception est agréable, désagréable ou neutre, est connue sous le nom de contact ». C’est l’instant où l’on ne comprend pas encore que le feu est chaud, que l’eau est froide, ou qu’un couteau est un objet qui peut couper.

Le septième maillon est la sensation, ou la perception. Le Kusha-ron dit : « L’étape avant que tout désir immodéré existe est appelée sensation. » A ce stade, on comprend que quelque chose est chaud ou froid, mais on n’a pas encore connu [par exemple] de désir sexuel.

Le huitième maillon est le désir. Le Kusha-ron stipule que : « L’impulsion vers les biens matériels ou la satisfaction sexuelle est appelée désir ». Ceci se réfère [par exemple] au moment où l’on a envie d’une femme, où l’on éprouve un désir sexuel.

Le neuvième maillon est l’attachement. Le Kusha-ron dit : « Parce que l’on espère acquérir différents objets, on court ici et là à leur recherche. Cest ce qu’on appelle l’attachement. » Ce qui signifie que, dans la vie présente, on poursuit ses affaires mondaines et on est avide de saisir et acquérir ce qui appartient aux autres.

Le dixième maillon est existence. Le Kusha-ron stipule que : « Existence signifie que l’on accomplit les actions karmiques qui détermineront le type de rétribution ou d’état d’existence que l’on aura à sa prochaine naissance ». Existence ici se réfère à la réalisation des actions karmiques qui conduisent à recevoir une fois de plus la vie pour une existence future.

Le onzième maillon est naissance. Le Kusha-ron dit : « Naissance se réfère à la réception de la vie pour son existence prochaine ». Il s’agit de l’instant où l’on reçoit la vie pour une existence future en entrant dans l’utérus de sa mère.

Le douzième maillon est vieillissement et mort. Le Kusha-ron dit : « Avant même qu’on atteigne le stade de la sensation dans son existence future, on est déjà sujet au vieillissement et à la mort ». Être soumis à la naissance, au vieillissement et à la mort signifie que l’on souffre des angoisses et de la détresse du vieillissement et de la mort.

Question : Comment les douze maillons de la chaîne de causalité s’appliquent-ils aux trois royaumes du passé, du présent et du futur, ainsi qu’aux catégories des causes et des effets ?

Réponse : l’ignorance et les actions constituent deux causes dans l’existence passée d’un être. Conscience, nom et forme, six organes des sens, contact et sensation représentent cinq effets qui apparaissent dans son existence présente. Désir, attachement et existence représentent trois causes figurant dans son existence présente. Naissance, puis vieillissement et mort représentent deux effets qui apparaîtront dans sa future existence… »

Ce texte assez long peut se résumer par l’enchaînement suivant : dans nos existences passées et présente, notre ignorance fondamentale de la nature réelle de la vie, ou du Dharma, nous a fait commettre des actes (10) bons, neutres ou mauvais. Ces actes se sont accumulés en effets dans notre huitième conscience. Ils ont ainsi créé notre karma, qui a provoqué et conditionné notre naissance sous notre identité actuelle (qui comprend nos qualités ou tares génétiques, notre lieu de naissance, notre famille, notre sexe, nos capacités physiques et mentales, et les deux aspects acquis et innés de notre personnalité).

En ce qui concerne notre vie actuelle, les huitième et neuvième consciences (11) se sont assemblées avec tous les éléments constitutifs du nom et de la forme (12) formant l’embryon dont nous sommes issus. Les cinq agrégats se sont organisés en organes des sens et le mental, permettant la fonction de la perception et la relation avec l’objet de la perception. Organes, fonctions et objets perçus ont constitué le champ des six sens (13) par lequel est apparue la faculté de contact  avec l’extérieur. De ce contact, est née la sensation ou perception de ce qui est plaisant, déplaisant et neutre. Cette sensation a engendré le désir (14) ou rejet pour ce qui est perçu. Désir qui se traduit par l’attachement (15), l’appropriation ou encore la volonté de satisfaire ce désir (ou à l’inverse rejet en répulsion). La répétition, tout au long de notre existence, des petits et grands attachements créera au plus profond de nous les causes d’une puissante aspiration à l’existence. C’est cette aspiration qui nous conduira, au-delà de la mort, à appeler de nos vœux une nouvelle naissance (16), dans une vie marquée par les souffrances du chagrin, de la douleur, de l’angoisse, du désespoir, du vieillissement et de la mort.

Il existe une autre façon de voir la chaîne, en la prenant en sens inverse : souffrance et mort dépendent de la naissance, la naissance dépend du désir d’exister antérieur, le désir d’exister dépend de l’attachement, l’attachement dépend du désir, etc.

Sur la forme, bien qu’elle soit parfois représentée par une roue à douze rayons, la chaîne des nidana ne constitue pas réellement une boucle qui se répéterait à l’infini. Les deux maillons du passé (ignorance et action) proviennent d’une infinité d’existences antérieures et de causes innombrables. Les huit nidana suivants décrivent, au cours d’une même vie, cinq effets et trois causes, ces dernières produisant leurs rétributions dans la prochaine vie. La naissance est représentée deux fois : celle de la vie présente, par les deuxième et troisième maillons, et la prochaine, avec le onzième.

Sur le fond, cette chaîne est l’illustration de la loi de causalité qui sous-tend tous les phénomènes de l’univers. Elle nous fait réaliser de quelle manière le karma conditionne notre vie actuelle et comment dans cette même vie nous pouvons influencer notre futur : en vainquant l’ignorance, nous agissons en cascade sur tous les maillons. Si nous ne pouvons accéder aux causes de cette ignorance, qui appartiennent au passé, nous pouvons nous attaquer à ses effets par les causes que nous créons au présent et changer nos désirs, nos attachements (voir bonno soku bodai) pour transformer notre futur.

Certaines écoles bouddhistes proposent une interprétation des douze nidana, non pas sur la notion des existences passées, présente et prochaines, mais sur celle de l’instant. Le cycle se reproduit donc à chaque instant, pareillement au mécanisme de cause et effet (cause interne, relation, effet interne) inclus dans Les dix modalités. D’autres avancent que tout se passe au niveau de la conscience. Les deux sujets étant trop vastes, nous ne les développerons pas ici.

Comme la plupart des concepts bouddhiques, celui des douze nidanas est un point de vue particulier d’une vérité universelle (Dharma) qui dépasse l’intelligence humaine. En tant que point de vue, il n’en a pas moins sa part de vérité et d’intérêt pour les personnes qui étudient la philosophie bouddhique. Il est l’un de ce que le Bouddha appelait les « moyens opportuns » (jap. hoben) qu’il avait destinés aux disciples auditeurs et bouddhas-pour-soi, avant qu’il n’expose le Sûtra du Lotus, véhicule universel pour tous les êtres quels qu’ils soient. Ainsi, dans le Sûtra aux sens infinis, considéré comme un préambule au Sûtra du Lotus, déclara-t-il : « Dans la période du milieu [de mon enseignement], j’exposai en divers endroits les douze liens causaux, si profonds, à l’intention de ceux qui recherchaient l’état d’Éveillé-pour-soi, et cependant, d’innombrables êtres déployèrent la pensée d’Éveil ou demeurèrent à l’état d’auditeur. ». Plus loin, il ajoute : « Fils de bien, voilà donc le domaine fort profond et inconcevable des Éveillés : il n’est pas connaissable par les deux véhicules. »

L’origine interdépendante selon le mahayana

Dans le bouddhisme théravada, les douze nidana représentent l’application, à travers les cinq agrégats qui nous constituent, du principe d’origine interdépendante. Le mahayana indien, lui, assimile ce même principe à la notion de vacuité (sunyata). Comme nous l’avons vu plus haut, ce qui n’existe qu’en dépendance de causes et conditions ne peut avoir de substance propre, absence de substance qui est une certaine définition de la vacuité.  Il donne ainsi à ce principe un éclairage plus large qu’une causalité centrée sur la personne. Pour le comprendre, il faut revenir sur le concept de causes et conditions.

Si, à la cause et à la condition, nous ajoutons le fruit (résultat ou effet latent), nous retrouvons la causalité telle qu’elle est décrite par les dix modalités de la vie : cause interne, relation, effet latent (en japonais nyoze in, nyoze en, nyoze ka) (17). Ce sont les mêmes termes et les mêmes concepts ; la relation (en) est la fois circonstance particulière et condition indispensable pour déclencher une cause qui produit aussitôt son effet latent.

Pour l’école Vaibhasika, il existe six sortes de causes, cinq conditions et quatre types de résultats, selon le Cittamatra, six causes, trois conditions et quatre résultats. La première école ainsi que le Vajrayana enseignent qu’il existe des causes souillées et des causes pures (18). Les descriptions des différentes écoles sont variables et nombreuses, impossible de les détailler ici. Arrêtons-nous juste sur le fait que, dans le processus de causes et conditions, il existe une causalité simple et une cause karmique en rapport avec la conscience.

Exemple de rapport de cause à effet simple : un grain de blé sous certaines conditions de climat, terre, humidité, lumière, atmosphère, etc. donnera une tige de blé (et pas une autre plante que du blé) (19). En ce qui concerne la causalité karmique, chacun peut comprendre avec le recul combien ses propres tendances, apparemment naturelles, lui ont fait reproduire certains types de situations, certains choix, qui ont influencé le cours de sa vie. C’est là l’une des expressions du karma, à travers la huitième conscience.

Pour aller plus loin, les lois de la génétique s’appliquent naturellement à tout être qui naît, il est de la même espèce que ses géniteurs, leur ressemble par de nombreux aspects, possède un mélange de leurs gênes, partage leur « destin » pendant un temps, etc. Cependant, ce n’est pas lui, dans son existence passée, qui a obligé ses futurs parents à concevoir un enfant. S’il apparaît précisément dans cette famille en raison de son karma, celle-ci n’a pas été « désignée d’office par une autorité supérieure ou même une loi de la nature ». Les capacités physiques qu’il tient d’elle, son milieu social, son pays correspondent à son karma, mais il aurait pu trouver des conditions similaires ailleurs. Il y a donc eu intervention de causes karmiques et non-karmiques, ainsi, bien-sûr, que des conditions karmiques et non-karmiques de naissance. Ce qui nous indique que le karma ne dirige pas tout l’univers, tel un implacable fatum. Il est un intervenant parmi d’autres dans le flux constant des vies à travers les causes et conditions, l’impermanence, la vacuité et leurs interrelations. Ainsi, les causes-conditions-résultats obéissent-elles aux cinq lois naturelles (pali panca niyama) décrites par plusieurs commentaires du Canon pali qui résument les facteurs à l’œuvre dans ce processus universel :

La loi naturelle de la matière non-vivante (physique/chimie)

La loi de la matière vivante (biologie)

La loi de la conscience ou de l’esprit (psychologie)

La loi de l’action ou l’intention (karma)

– La loi de la nature parfaite (Dharma)

Les trois premières lois ne sont pas purement karmiques. Elles font intervenir, par exemple, les impondérables du climat, des catastrophes naturelles, de la physiologie humaine ou non-humaine, des relations sociales, etc. Nous pourrions penser que la portée du bouddhisme, s’il ne s’attaque qu’au karma, serait limitée. Ce serait oublier que sa pratique et son étude n’ont pas pour seul but de changer ce karma. Concomitamment, elles permettent d’acquérir force vitale, sagesse intuitive et sens des circonstances favorables qui peuvent se montrer opérantes parmi les cinq lois naturelles. Surtout, elles nous permettent d’agir sur le dernier niyama, la loi de la nature parfaite qui peut dépasser toutes les autres (voir article).

La comparaison des gerbes de roseaux

La notion d’une « conditionnalité hors karma » se rapproche d’une explication de l’origine interdépendante présentée par ailleurs comme une loi d’interrelation entre les êtres qui régit les échanges entre l’humanité et son environnement, entre l’individu et la société, entre parents et enfants, etc. Le problème de cette version est qu’elle s’appuie sur une erreur d’interprétation ou une méconnaissance des arguments que développent Shariputra dans le Sûtra des gerbes de roseaux (Nalakalapiyo sutta) et le bodhisattva Maitreya dans le Sûtra de la pousse de riz (Salistamba sûtra). Le premier sûtra utilise l’image de gerbes de roseaux qui tiennent debout en se reposant les unes sur les autres pour définir la relation qui unit chaque nidana avec le suivant ou le précédent (20). Le second déclare : « Ceci étant, cela se produit ; de la production de ceci nait cela. En d’autres termes, l’ignorance conditionne les formations karmiques ; les formations karmiques conditionnent la conscience, etc. » (21). Ces deux exemples ne reprennent que les douze nidanas et non une autre théorie.

Si nous voulons tout de même aller dans le sens d’une interrelation universelle telle qu’elle vient d’être définie, nous pouvons évoquer certains enseignements des écoles japonaise Kegon et chinoise Huayan fondée par Fazang, toutes deux centrée sur le Sûtra de la Guirlande fleurie. Dans celui-ci, cette interrelation est présentée sous la forme du « filet d’Indra ». Un filet imaginaire qui s’étend dans les trois dimensions et dont chaque nœud est fait d’un diamant dont les faces réfléchissent les diamants voisins et cela, jusqu’à l’infini. Dans ce procédé qu’on appelle une mise en abîme, aucun diamant n’offre jamais son image au spectateur, il ne montre que le reflet des autres diamants qui eux-mêmes montrent les reflets de leurs voisins, jusqu’à l’infini. Ce qui est une description pour le moins « abyssale » de la vacuité et revient à affirmer que rien n’existe ou encore que tout n’est le reflet de reflets non-existants.

Analyse logique de cette allégorie : les diamants ne se reflètent les uns les autres que tant que personne ne vient les regarder, car dans ce cas, ce sera le reflet de la personne qui apparaîtra partout. Conclusion : la vacuité telle que décrite ici ne peut être perçue.

Dans le bouddhisme de Tiantai, basée sur le Sûtra du Lotus, l’interrelation ou l’interdépendance entre les êtres repose moins sur le concept de l’origine interdépendante, que sur le mécanisme des trois mille mondes en un instant de vie, ou encore la non-dualité de soi et de son environnement. Nous influençons et sommes influencés, nous sommes soumis aux cinq lois naturelles, mais in fine personne d’autre que nous-même n’est responsable de notre karma, des causes que nous avons créées dans le passé et que nous poserons dans l’avenir. « L’environnement est comme l’ombre et la vie comme le corps » dit Nichiren – EdN 79. L’ombre du corps peut être déformée par la surface sur laquelle elle est projetée, elle n’en reproduit pas moins les contours de celui-ci et suit les gestes qu’il fait…

Notes :

1 – Le mot sanskrit pratityasamutpada est formé de pratitya qui signifie dépendance, confirmation, et samutpada origine, production, résultant, effet (la liste des sens de l’un et de l’autre n’est pas exhaustive). En Occident, il a été traduit diversement : origine dépendante, interdépendance, genèse conditionnée, etc., en japonais par engi, avec en pour condition et gi pour origine. L’autre terme japonais innen signifie cause (in) et condition (en), il désigne le mot sanskrit nidana, bien qu’il soit l’équivalent du sanskrit hetupratitya, littéralement condition causale.

2 – Les phénomènes incomposés : ce qui échappe à l’origine dépendante ou aux liens de causalité, qui n’est soumis à une aucune cause ou condition. Le phénomène incomposé désigne souvent le nirvana, l’illumination ou le Dharma. Tardivement, ce terme est venu à signifier un état de vie sans restriction ou, plus largement, la vie d’un bouddhiste.

3 – les huitième et neuvième échappent à la définition des phénomènes composés, (voir article sur les trois domaines de l’existence).

4 – Souffrance (skt dukkha, jap. ku) possède également le sens d’insatisfaction. Du fait de l’impermanence de tout phénomène (skt anicca), rien de ce que nous offre la vie ne peut nous satisfaire pleinement et définitivement.

5 – Rig-Veda : l’un des quatre grands textes sacrés de l’hindouisme pré-bouddhique connus sous le nom de Veda.

6 – En jap. Juni innen sho. Ce texte de Nichiren est considéré comme apocryphe par la Soka Gakkai.

7 – Notamment le Sûtra de la pousse de riz et le Nidana Vagga, un recueil de textes en pali, langue parlée autrefois en Inde, plus populaire que le sanskrit. Les premiers sûtras bouddhiques ont été rédigés en pali qui est encore en usage dans les liturgies du bouddhisme Theravada, tandis que les textes du Mahayana indien sont en sanskrit. Il est probable que le Bouddha parlait une forme archaïque du pali.

8 – Si le premier est admis par la Nichiren Shoshu, il n’est pas reconnu par la Soka Gakkai et un certain nombre d’experts, qui ont remis en question son authenticité.

9 – Kusha-ron est le nom en japonais de l’Abidharmakosa de Vasubandhu.

10 – Les actes, en sanskrit samskara, correspondent à l’agrégat de la volition. Il s’agit du même mot pour les deux concepts.

11 – La huitième conscience fait partie du cinquième agrégat de la conscience (voir la roue en illustration).

12 – Le nom et la forme (skt nama et rupa) sont un autre nom pour les cinq agrégats.

13 – Voir le champ des six sens ou les dix-huit dhatus, note 6 ibid.

14 – Le désir est la traduction du sanskrit trsna qui signifie plus précisément la soif .

15 – L’attachement est en fait un quadruple attachement : aux plaisirs, aux vues fausses, aux pratiques rituelles erronées et à la croyance en un soi absolu.

16 – Il est intéressant de noter que le mot sanskrit jati, traduit ici par naissance, est utilisé à la fois pour naissance, espèce et même sous-caste (peut-être pour bien marquer l’aspect karmique de la naissance dans l’Inde traditionnelle). Dans le bouddhisme, il désigne la venue au monde depuis la conception jusqu’à l’accouchement.

17 – Cause (skt hetu, jap. in), condition (skt pratyaya, jap. en), effet (skt phala, jap. ka). Comme nous avons pu le montrer dans d’autres articles de ce blog, de nombreux concepts bouddhiques se trouvent dans plusieurs listes ou participent à divers mécanismes.

18 – Trois écoles bouddhiques : le vaibhasika népalais, le vajrayana tibétain et le cittamara mahayana appelé aussi rien-que-conscience.

19 – Allons plus loin dans cet exemple. Il existe un rapport de causalité simple entre une plante qui produit une graine, puis cette graine qui donne une nouvelle plante n’étant pas la continuation « karmique » de la première plante. Un rapport de causalité karmique, ce sera la vie, l’énergie ou neuvième conscience de cette plante qui mourra puis reviendra à la vie sous la forme d’un autre être sensible ou non.

20 – Shariputra répondant au vénérable Katthita à propos des douze nidana : « Très bien, mon ami, je vais vous donner une analogie, car il est des cas où c’est par l’analogie que les personnes intelligentes peuvent comprendre le sens de ce qui est dit. Ceci est pareil à deux gerbes de roseaux qui doivent rester appuyées l’une contre l’autre [pour ne pas tomber]. De la même manière, de nom-et-forme, comme condition requise, vient la conscience, de la conscience, comme condition requise, vient nom-et-forme. De nom-et-forme, comme condition requise, vient le champ des six sens. À partir des six organes des sens, comme condition requise, vient le contact. Du contact, comme condition requise, vient la sensation. De la sensation, comme condition requise, vient la soif. De la soif, comme condition requise, vient l’attachement. De l’attachement, comme condition requise, vient de plus en plus de devenir [ou désir d’existence]. De devenir, comme condition requise, vient la naissance. Dès la naissance, comme condition requise, entrent en jeu le vieillissement et la mort, la tristesse, les lamentations, la douleur, la détresse et le désespoir. Telle est l’origine de toute cette masse de souffrance et de stress.

Si l’on devait détacher l’une de ces gerbes de roseaux, l’autre tomberait. Si l’on devait détacher l’autre, la première tomberait. De la même manière, avec la cessation de nom-et-forme vient la cessation de la conscience, etc. »

21 La phrase de Maitreya, parfois traduite par « Parce que ceci existe, cela existe », signifie avec plus d’exactitude « Ceci étant déjà, cela vient à se produire ». Elle concerne la loi de causalité à l’intérieur du cycle des douze nidana et fait référence à la doctrine de la vacuité. Elle signifie que la substance de « cela » n’est pas la transformation de la substance de « ceci » dans sa continuité temporelle. « Cela » n’est plus « ceci », mais il en est la dépendance – ou la conséquence. Voir, sur le sujet de la vacuité, Les questions de Milinda ou le Traité du milieu de Nagarjuna.

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