Les offrandes au Gohonzon

L’origine de la pratique religieuse de l’offrande se perd dans la nuit des temps. Dans les cultes préhistoriques les plus anciens, l’animisme, le totémisme et le chamanisme, elle avait pour but d’attirer la bienveillance, l’intervention ou le secours des forces de la nature, des animaux totémiques, des esprits, des divinités, en échange d’un don ou du sacrifice d’un bien, d’un objet, de nourriture, de vies animales, voire humaines, etc. Nous pouvons supposer que les humains et peut-être les pré-humains, qui utilisaient déjà entre eux l’échange, ont conçu l’idée qu’ils pouvaient en faire de même avec les choses, êtres, phénomènes ou entités sur lesquels ils n’avaient pas de prise, dont ils ne comprenaient pas la nature.
Cette pratique s’est poursuivie dans la plupart des religions sous des formes diverses, le sacrifice ou l’offrande pouvant être purement symbolique comme l’Eucharistie catholique, figuré quand l’on consommait ce qu’on avait offert (libations des gréco-romaines, sacrifices d’animaux chez les musulmans) ou authentique comme les holocaustes des hébreux dont les victimes étaient brûlées. Dans l’Inde ancienne, largement répandues chez les brahmanistes (1), elles ont été reprises par l’hindouisme et en partie par le bouddhisme qui a totalement banni et condamné le rite sacrificiel (yanna en pâli). Le Dharma, la doctrine bouddhique, propose le développement ou l’Éveil personnel, et non le recours à des entités extérieures. La loi de causalité, à la base du concept du karma, n’admet pas la notion de « la fin justifie les moyens ». Le sacrifice, par la souffrance qu’il provoque, est en soi une mauvaise cause. Quel qu’en soit le but, il engendre toujours un effet négatif.
Les offrandes avaient elles-mêmes un sens très particulier dans le bouddhisme de l’antiquité qui privilégiait l’état monastique. Les adeptes laïcs ne souhaitant pas, pour toutes sortes de raisons, quitter le monde séculier et se faire moines, pensaient pouvoir accumuler de bonnes causes, pour alléger leur karma, en faisant des dons au Bouddha et à la communauté des moines (skt sangha). Les membres de celle-ci, comme tous les ascètes (skt sramana), ne possédaient rien. Ils mendiaient leur nourriture dans les villes et les villages et vivaient dans des parcs ou des domaines offerts par les riches propriétaires. Le don bouddhique était donc adressé principalement à des personnes ou groupes de personnes vivants, du moins jusqu’à l’extinction du Bouddha.
En quoi donner de la nourriture, des domaines, des vêtements, plus tard de l’argent, est-il méritoire ? Consacrer son temps, donc une part sa vie, à travailler pour les obtenir, équivaut à offrir ce temps et une part de cette vie, davantage qu’un bien matériel. Dans le cas du bouddhisme ancien, le bénéfice recherché par cette pratique est d’ordre de l’immatériel : c’est l’allègement du karma par la création de causes positives.
Le Kutadanta sutta, un texte du Hinayana, décrit comment le Bouddha dissuade le brahmane Kutadanta de procéder à l’holocauste de 700 taureaux et autant de bœufs, génisses, boucs et béliers et de le remplacer par des dons matériels aux ascètes, à la sangha, le don de soi en prenant refuge dans le Bouddha (décider de pratiquer le bouddhisme), pour finir par l’engagement et le perfectionnement dans la Voie (2). C’est là le second sens de l’offrande dans le bouddhisme. L’offrande que l’on fait de sa personne, de sa vie, ou tout simplement d’une partie de son temps en les consacrant à la pratique et à l’étude.
Jusqu’au IIe siècle avant notre ère, l’art bouddhique a connu une période dite aniconique (sans icônes ni représentations de personnages sacrés), pendant laquelle il ne s’est manifesté qu’à travers des écritures et des symboles pour évoquer la figure du Bouddha, tels le Lotus, la Roue du Dharma, l’Arbre de l’Éveil, etc. Nous pouvons penser que ces représentations indirectes ou abstraites ne favorisaient pas la pratique du don ou de l’offrande en dehors de ceux qui étaient destinés aux moines et aux sanghas. Par la suite, au nord de l’Inde, sous l’influence grecque, puis en au Tibet, et dans tout le sud-est asiatique sont apparues des statues de Gautama et ses avatars, d’autres bouddhas, tels Amida ou Vairocana, des bodhisattvas et même des divinités (3). La fonction première de ces représentations était de servir d’intermédiaire, d’intercesseur, entre les fidèles et l’entité qu’elles étaient sensées incarner en recevant les dons.
Souvenons nous des trois ères du Dharma (voir article) exposées dans les sûtras. Malgré des décalages de dates, l’histoire confirme que le bouddhisme a connu une période de Dharma correct, suivie d’une période de faux Dharma divisée en âge de la lecture, la récitation et l’écoute, puis en âge de la construction des temples et des stupas. Autrement dit, une période de pratique personnelle et vivante et une autre de pratique formelle, sociale, faite de dons.
Les écoles bouddhiques japonaises importées de Chine ou créées par des moines locaux ont suivi cette même voie jusqu’à Nichiren. Mais celui-ci, s’il n’a pas formellement interdit à ses membres de faire exécuter des statues de bouddhas ou de bodhisattvas ne les a pas encouragés. De même qu’il n’a jamais imposé de règles de pratique précises.
Les offrandes posées devant le Gohonzon sont généralement de l’eau, du riz, des fruits, des bougies, du feuillage vert et de l’encens. Elles ne sont pas une exigence de Nichiren, mais nous viennent de la traditions bouddhique avec le sens de l’échange, propre à la plupart des religions. À cette différence qu’elles ne sont pas proposées à un dieu, un bouddha ou des moines, mais à un mandala qui représente notre état de bouddha. D’une certaine manière, ce sont nos neuf premiers états qui les adressent au dixième (voir article sur les dix états de vie). On peut également les considérer comme un témoignage de respect envers un maître ou encore se dire qu’entourer d’attentions l’autel où est enchâssé l’objet de culte, de même que se comporter dignement pendant la pratique, fournit une aide à la concentration et à l’expression de la conviction. Mettre de l’ordre autour de soi, c’est aussi mettre de l’ordre en soi.

Trois pour trois trésors ou trois vérités ?

Présenter au Gohonzon de l’eau et de la nourriture, riz ou fruits, ne semblent pas avoir d’autre sens que celui de l’offrande libatoire, celle qui sera consommée par la suite. Un peu avant les repas, les Japonais disposent dans une coupelle du riz cuit qu’ils remettent dans le plat familial au moment de passer à table. Cette coutume concerne plutôt les peuples asiatiques qui ont fait de cette céréale la base de leur alimentation. L’équivalence serait le pain pour la France et des légumes ailleurs, mais cette pratique ne semble pas s’être répandue.  L’eau fraîche apportée le matin est généralement bue après le gongyo. Les fruits, eux, peuvent rester plusieurs jours, le temps de mûrir éventuellement. L’essentiel étant qu’ils restent mangeables, par respect pour le Gohonzon… et la santé  de la famille.
Les bougies, le feuillage vert et l’encens sont en revanche chargés de symboles. Ensemble, ils représentent les trois vérités. La bougie pour la vacuité, le feuillage pour l’existence temporaire et l’encens pour la Voie du milieu. La flamme des bougies est un phénomène sans substance, le feu n’est pas la mèche qui le nourrit et une fois éteint il n’existe plus. Le feuillage vert, parce qu’il fane, indique l’éphémérité de la vie, l’existence temporaire. L’encens qui brûle est la synthèse du feu et de la matière, sans être ni l’un ni l’autre.
Avoir un feuillage cueilli et renouvelé fréquemment n’est pas toujours commode, surtout que, traditionnellement, les japonais utilisent du shikimi (badiane japonaise) difficile à trouver dans de nombreux pays à cause de sa toxicité ou même dans les villes japonaises. Certaines personnes les remplacent par d’autres variétés de feuillage, des plantes en pots ou artificielles. La vie moderne ne permet pas toujours d’utiliser des bougies en toute sécurité et tout le monde ne supporte pas l’odeur de l’encens. C’est à chacun de voir, si l’artificiel ou un produit de substitution vaut mieux que rien.
encensDans une présentation symétrique, il est d’usage de placer l’encens au milieu, le feuillage à l’extérieur et les bougies entre les deux ; asymétriquement, l’encens reste au milieu, le feuillage est à gauche et la bougie unique à droite.
La plupart des pratiquants placent devant le Gohonzon deux kamon, emblèmes claniques japonais traditionnels. Ceux de la Soka Gakkai, représentant la fleur de Lotus à huit pétales, ou encore une paire de cygnes, oiseau qui était à l’origine l’emblème de la famille de Nikko Shonin, successeur de Nichiren. Celui qui a le bec ouvert représente Nichiren et l’autre Nikko. Le premier enseigne le Dharma, le second l’écoute, ce qui symbolise la relation de maître à disciple.
Dernier élément rituel, le gong, qui est une offrande de musique au Gohonzon. Pourquoi le frappe-t-on, trois fois et pas deux ou quatre ? Ce chiffre trois a la même symbolique que les « trois daimoku ». Nous adressons les daimoku ou les sons du gong aux trois trésors de la Loi, du Bouddha et de la sangha.
Dans le rituel, rien ne paraît important séparément. On peut se passer d’encens, de bougie, mettre des fleurs à la place de plantes vertes, manier le gong de manière fantaisiste et pourquoi pas faire gongyo en pyjama ou laisser la télévision allumée pour les enfants… Cependant, pour une question de sens commun, plus que de rigueur religieuse, il est souhaitable de se donner un cadre et de s’y fixer, sinon, d’exception en exception, ce que l’on fait finit pas ne plus avoir de sens, ni d’effet. Pour cela, il n’est pas inutile de connaître la véritable signification de ce qui pourrait paraître une simple mise en scène…
Notes :
1 – Ces pratiques brahmanistes sont d’ailleurs à l’origine du mot « karma » (voir article).
2 – D’autres sources citent un passage presque identique de l’Aggi sutta dans lequel le Bouddha convainc le Brahmane Uggatasarira de renoncer à sacrifier des centaines d’animaux et de devenir son disciple.
3 – N’oublions pas que, dans le bouddhisme ancien, les divinités ou
devas ne possèdent pas les pouvoirs qui leur sont attribués par les autres religions. Elles représentent une catégorie d’êtres immatériels qui vivent sur des plans plus élevés que le monde des humains, mais sont incapables d’atteindre l’état de bouddha. Elles ont, par ailleurs, juré de protéger les adeptes du Sûtra du Lotus.

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