Les dix modalités de la vie

Voici le troisième élément de la théorie des trois mille mondes. Appelé junyozé en japonais, il a été traduit en français par l’expression dix modalités d’expression de la vie (1). Ju signifie dix et nyozé est la traduction du mot sanskrit tathata qui a pour sens : ce qui est ainsi ou « ainsité » ou encore la vérité définie comme ultime (ultime, parce qu’elle est au-delà de toute définition et de toute analyse possible). Le Sûtra du Lotus, dans le IIe chapitre, le présente ainsi : « La véritable entité de tous les phénomènes ne peut être comprise et partagée que par des bouddhas. Cette réalité consiste en l’apparence, la nature, l’entièreté, etc. » (2)
Rappelons brièvement ici ce que sont ces dix modalités : apparence, nature, entièreté, pouvoir, influence, cause inhérente, condition, effet latent, effet manifeste et, enfin, leur cohérence du début à la fin (3). Nous le constatons, toutes les modalités ne sont pas du même ordre, les trois premières désignent un aspect de la vie, les six suivantes décrivent le mécanisme de causalité et la dernière fait une synthèse des neuf autres.

Apparence, nature et entièreté

Nichiren donne de celles-ci la définition suivante (Sur le principe des trois mille mondes en un instant de vie, Ichinen sanzen riji – WND 178 :
« I – L’apparence est le corps. Le Sens profond du Sûtra du Lotus vol. II dit : l’apparence est l’aspect des choses qui peut être discerné par l’observation de l’extérieur. Dans le Commentaire sur le Sens profond du Sûtra du Lotus, le vol. VI dit : L’apparence n’existe que dans ce qui est matériel.
II – La nature est l’esprit. Le Sens profond vol. II dit : La nature est ce qui réside dans une chose et ne changera pas par elle-même. Le commentaire du Sens profond vol. VI dit : La nature n’existe que dans ce qui est spirituel.
III – L’entièreté est le corps et l’esprit ensemble. Le Sens profond vol. II dit : La principale substance d’une chose est appelée entièreté.(4) »
Apparence, nature et entité ne doivent pas être considérées, au sein des trois mille mondes, comme le sujet, puisque celui-ci est représenté par les trois domaines de l’existence (5). Reprenons la définition de junyozé : « dix modalités d’expression de la vie ». Sur cette base, on peut dire, à propos des cinq agrégats qui composent les êtres vivants, qu’ils se manifestent selon les propriétés de l’apparence, la nature, l’entièreté (et naturellement des sept autres). Nous avons donc tous une apparence physique, appelée à évoluer naturellement avec le temps, du nouveau-né au vieillard en passant par l’adulte et, en même temps, quelque chose fait que nous restons nous-mêmes : une personnalité, un tempérament, une mémoire qui nous sont propres, c’est là notre nature. Apparence et nature étant indissociables, elles forment notre entièreté. Mais celle-ci n’est pas simplement la somme des deux premières. Toutes trois représentent le triple point de vue de la vacuité, l’existence temporaire et la voie du milieu (voir les trois vérités). En conséquence, l’entièreté représente les qualités des deux sans être essentiellement l’une et l’autre. Ce que Nichiren explique dans Sur les dix modalités, Junyozé ji – WND 179 : « En premier lieu, en ce qui concerne l’apparence, il s’agit de l’apparence qui se manifeste par la forme et le contour de notre corps. Ce qui correspond au corps manifesté de l’Ainsi-venu ainsi qu’à l’émancipation et à la vérité de l’existence temporaire.
Ensuite, en ce qui concerne la nature, il s’agit de la nature de notre esprit. Ce qui correspond au corps de récompense de l’Ainsi-venu, ainsi qu’à la sagesse et à la vérité de la non-substantialité.
La troisième modalité est l’entièreté, laquelle représente les entités de nos propres vies. Ce qui correspond au corps du Dharma de l’Ainsi-venu, ainsi qu’à la vérité de la Voie du Milieu, à la nature essentielle des phénomènes et la tranquille extinction. »
Apparence, nature et entièreté ne se limitent pas à la personne. À travers les trois mille mondes, elles s’appliquent à tous les phénomènes de l’univers et, donc, à l’environnement. « …Les dix modalités d’expression de la vie existent dans un pays. Vie et environnement sont indissociables. C’est ce principe de l’inséparabilité de la vie et de son environnement qui est à l’origine de l’idée qu’une révolution humaine implique simultanément une révolution du pays et de la société. » Daisaku Ikeda (La sagesse du Sûtra du Lotus). En conséquence, le sujet des trois mille mondes est bien les cinq agrégats.  Ce que précise définitivement Zhiyi dans la Grande concentration et intuition : « En outre, les dix [manifestations différentes] des cinq agrégats comprennent chacun dix constituants dharmiques [phénoménaux]. La marque, la nature, la substance, le pouvoir, l’activité, la cause palpable, les influences auxiliaires, l’effet, la récompense et le début jusqu’à la fin ultime… »

La relation de cause à effet

Un processus va faire que la vie, s’exprimant à travers ses trois premières modalités, va évoluer pour passer d’un état à un autre. C’est ce processus qui est décrit à travers les six modalités suivantes.
Le pouvoir est le potentiel dont nous disposons, qui nous vient de notre apparence, notre nature et notre entièreté, mais qui n’est pas forcément exploité à son maximum ou dans un sens positif à chacune de nos actions. Il s’exerce à travers l’influence qui s’exprime par la pensée, la parole ou l’action sur un objet, par exemple, l’environnement, un être vivant, un groupe d’êtres ou encore soi-même. La qualité de cette influence, le processus de cause/effet qu’elle va entraîner, dépend de l’état de vie dans lequel nous nous trouvons. L’état d’enfer, par exemple, est un « état d’enfermement » où nous subissons plus que nous agissons, notre influence y est donc faible, au contraire de l’état de bouddha qui est un « état de liberté » dans lequel, notre impact positif sur notre environnement est le plus puissant.
Remarquons que nyozé sa a le sens de « ainsi est l’influence ». Il ne désigne pas l’action proprement dite, mais plutôt le champ de notre pouvoir sur l’extérieur, ce qui inclut nos intentions, nos sentiments, nos pensées. L’action seule (ou l’acte) n’est donc pas présente dans les dix modalités de la vie. D’ailleurs, dans le bouddhisme mahayana, ce n’est pas elle qui crée le karma, c’est l’intention (5). Ainsi, nuire ou aider quelqu’un fortuitement, sans intention, n’engendre pas d’effet positif ou négatif, tandis qu’une intention suivie d’une action qui sera interrompue par le fait du hasard aura, elle, une conséquence dans le domaine du karma.

Nous ne trouverons pas plus l’action dans la cause interne, sinon avec une notion d’action karmique sur soi-même. Voici ce que Nichiren explique dans la suite de son texte (Sur le principe des trois mille mondes en un instant de vie) :
« VI – La cause interne se rapporte à l’esprit. La Grande concentration et intuition dit : la cause interne est ce qui suscite un effet. Ce qui est également connu comme l’action karmique.

VII – La relation. La Grande concentration et intuition : la relation, ou la condition, aide l’action karmique à produire son effet.
VIII – L’effet latent. La Grande concentration et intuition dit : l’effet latent se réfère à la réalisation [potentiel].
IX – L’effet manifeste. La Grande concentration et intuition dit : L’effet manifeste est ce qui résulte d’une cause. »
La cause interne se rapporte à l’esprit, elle n’est pas manifeste, sa seule conséquence est karmique, elle crée en nous un effet latent qui s’inscrira dans notre huitième conscience, la conscience réceptacle (voir les trois domaines d’existence). Cependant, pour que le processus, influence/cause interne/effet latent se produise, il faut un catalyseur, un déclencheur, et c’est là la fonction de la condition ou relation, que nous retrouverons également liée à la cause dans le principe de l’origine interdépendante.

Le bouddhisme ne considère jamais l’être comme un sujet isolé, il le place dans une relation constante avec son environnement, tel est le sens de la non-dualité de la vie et de son environnement (jap. esho funi). Dans cette optique, on pourrait penser qu’il n’y a jamais action (dans le sens d’acte isolé, spontané, non-motivé), mais qu’en fait, il y a toujours réaction à quelque chose, à quelqu’un, à une situation, voire une part de nous-mêmes. Et cette chose, c’est la relation.
L’effet latent va donc s’inscrire dans la huitième conscience d’où il influencera en positif ou en négatif nos tendances de vie, nos jugements, notre façon de penser, nos sept premières consciences et les quatre premiers agrégats, pour se manifester plus tard sous la forme d’une rétribution ou effet manifeste.

Le karma

L’accumulation, au cours des existences successives, des effets latents bons ou mauvais produit le karma qui se manifeste par des effets manifestes en soi ou dans notre environnement. Mais peut-on dire à chaque cause, son effet ? Le karma semble obéir à des lois beaucoup plus complexes. Nichiren écrit (op.cit.) : « Il existe deux sortes de karma. Le premier est « le karma conduisant à la renaissance », qui détermine le domaine de l’existence dans lequel nous allons renaître. Le second est un « karma complémentaire », qui représente tout le karma non inclus dans la première catégorie. » Dans Sur le prolongement de la durée de vie – EdN 129, il explique : « Le karma peut être aussi divisé en deux catégories : le karma fixe et le non-fixe. Un repentir sincère peut éliminer même le karma fixe, à plus forte raison le karma non-fixe. »
Le karma fixe peut aussi être compris comme un karma dont les effets sont destinés à apparaître à un moment donné. Dans ce cas, le karma fixe créé au cours d’une vie particulière peut être de trois sortes : le karma dont les effets sont destinés à apparaître au cours de la même vie, celui dont les effets apparaîtront au cours de la vie prochaine, celui dont les effets se produiront plus tard. En règle générale, plus les karma sont mauvais, plus ils se manifestent tardivement. Le karma modifiable ou karma non fixe, dont les effets ne sont pas absolument réversibles ou qui n’est pas destiné à apparaître à un moment précis, est considéré comme plus léger que le karma immuable.
Le karma est un sujet bien trop vaste pour être appréhendé par un esprit humain et encore moins traité ici en quelques lignes. Nous devons juste comprendre que, plus qu’une série d’accidents, de malheurs ou de coups de chances, et en dehors du karma qui nous fait naître tel que nous sommes et dans un environnement humain et non-humain particulier ce qui conditionnera toute notre existence, notre karma est d’abord notre tendance de vie.
Sur la dernière des dix modalités de vie, la cohérence du début à la fin, Nichiren écrit dans Sur les dix modalités – WND 179 : « Les trois premières modalités et les sept autres représentent le principe contenu dans nos propres vies et sont une chose merveilleuse au-delà de la compréhension. C’est pourquoi il est dit dans le Sûtra qu’elles sont marquées par une parfaite cohérence du début à la fin. C’est ce que l’on entend par les mots « la cohérence du début à la fin ». Les trois premières modalités sont le « commencement » et les sept autres la « fin ». Elles forment les dix modalités qui constituent les trois vérités contenues dans notre propre vie.
Ces trois vérités peuvent aussi être appelées l’Ainsi-venu des trois corps. En dehors de nos esprits et de nos corps, il n’existe pas la moindre trace de tout ce qui concerne le bon ou le mauvais. Par conséquent, nous savons que nous sommes nous-mêmes en fait Ainsi-venus de l’éveil originel, possesseurs des trois organismes au sein d’un seul.
Supposer que ce qui a été décrit ici est quelque chose qui puisse être détaché de soi-même, c’est être ce qu’on appelle un être vivant ordinaire, un être dans un état d’aveuglement, un simple mortel. Comprendre que cela s’applique à soi c’est être ce qu’on appelle un Ainsi-venu, un être dans un état d’éveil, un sage, une personne de sagesse.
Une fois que l’on sait cela, qu’on peut le visualiser clairement, alors sa vie, telle qu’elle est réellement, se manifeste dans l’existence présente comme celle de l’Ainsi-venu de l’éveil originel, et l’on obtient ce que l’on appelle la réalisation de la bouddhéité sous sa forme présente. »
Pour finir, il reste une question à laquelle personne, à l’heure actuelle, ne peut répondre avec certitude : quelle est l’origine des dix modalités de vie ? Ce n’est pas Zhiyi, puisqu’on trouve celles-ci dans la traduction chinoise du Sûtra du Lotus qu’il a utilisée, réalisée par Kumarajiva un siècle et demi plus tôt. Est-ce Shakyamuni lui-même ? Il n’est fait mention des dix modalités dans aucune des versions du Sûtra connues en langue gandhari ou sanskrite, telle celle utilisée par Eugène Burnouf pour sa traduction française, et nous ignorons tout de la version qui a servi à Kumarajiva pour la transcription en chinois du Sûtra de la loi merveilleuse de la fleur du lotus, Myoho renge kyo (6). La réponse la plus plausible serait un ajout de Kumarajiva lui-même, qui n’a pas toujours été scrupuleusement fidèle au texte original, mais ceci reste une hypothèse. Pour autant, cela « disqualifie-t-il » la version adoptée par les écoles Tiantai et Nichiren ? Selon l’opinion la plus couramment admise parmi les spécialistes de l’histoire du bouddhisme, le Sûtra du Lotus ne comportait à l’origine que huit chapitres, de II à IX. Le reste aurait été ajouté au fil du temps. Il serait donc l’œuvre collective de disciples qui se sont donné à eux-même la mission de faire comprendre le message universel du Bouddha à travers le temps.

Notes :

1 -« Modalité » a, dans notre langue, le sens philosophique de « propriété que possède la substance d’avoir des modes » (Grand Robert de la langue française). Rapportée aux trois mille mondes, elle désigne donc les dix modes que possède la substance de la vie pour s’exprimer, substance qui serait logiquement les cinq agrégats puisque ceux-ci sont, en quelque sorte, le véritable sujet… quoique sans substance ! (voir article sur les trois domaines de l’existence).
2 – Selon la traduction de la version en anglais de Burton Watson. Jean-Noël Robert, lui, traduit directement du chinois ainsi : « …Seul un Éveillé peut avec un autre Éveillé scruter jusqu’au bout l’aspect réel des entités, ce qui veut dire pour les entités : ainsi est leur aspect, ainsi est leur nature, etc. »
On constate que Burton Watson a supprimé l’expression « ainsi est », autrement dit nyozé ou tathata, principe pourtant important de la philosophie bouddhique, ce qui, par voie de conséquence, rend difficile la compréhension de ce texte de Nichiren : « Quand on récite les mots
cette réalité se compose de zesonyo (cette apparence est donc), le mot « donc » représente le principe de la vacuité. Par conséquent, la non-substantialité de l’apparence, de la nature, de l’entièreté, du pouvoir, etc., acquises dans sa vie par le karma des existences passées, et les quatre-vingt-huit types d’illusions de la pensée et des quatre-vingt-une sortes d’illusions du désir qui leur sont attachées, sont l’Ainsi-venu du corps de récompense.(Ainsi-venu, jap. Nyorai, skt Tathagatha, autre nom ou titre du Bouddha).
Quand on récite les mots
cette réalité se compose de nyozeso (ainsi l’apparence ou l’apparence comme ceci), c’est le principe de l’existence temporaire. Par conséquent, l’aspect, la nature, l’entité, le pouvoir, etc., acquis dans sa vie par le karma des existences passées, avec les illusions aussi nombreuses que les particules de poussière et de sable qui leur sont inhérentes, sont les Ainsi-venus du corps manifesté.
Et quand on récite les mots
cette réalité se compose de sonyoze (apparence est donc), c’est le principe de la Voie du Milieu. En conséquence, l’apparence, la nature, et ainsi de suite acquis dans vie par le karma, comme toutes les illusions sur la véritable nature de la vie qui leur sont inhérentes, sont balayées. Elles s’ouvrent comme l’Ainsi-venu du corps du Dharma. » WND 180 – La doctrine d’ichinen sanzen
3 – La voici plus détaillée avec son équivalence en sanskrit  :
• apparence (jap.
so, skt nimitta caractéristique, signe ou marque) • nature (jap. cho, skt svabhava nature, essence, nature propre ou existence inhérente) • entièreté (jap. taï corps, globalité) • pouvoir (jap. riki, skt bala force, pouvoir, vigueur) • influence (jap. sa, skt mana, volonté d’action, opinion, but incluant le mental avec ses pensées et émotions) • cause inhérente (jap. in, skt hetu, cause) • relation (jap. en, skt pratyaya, condition, cause concomitante, circonstances) • effet latent (jap. ka, skt phala, fruit, résultat karmique) • effet manifeste ou rétribution (jap. ho, skt sambhoga, jouissance, délectation) • cohérence du début à la fin (jap. honn makku kyoto).
Taï est le plus souvent traduit en français par entité. Dans notre langue, ce terme a pour sens l’essence ou la nature. Nous voyons donc que ce sens entre en conflit avec les définitions de cho qui a lui aussi le sens de nature. Voilà pourquoi nous préférons ici le sens d’entièreté ou intégralité. Taï englobant à la fois so et cho.
4 – Le
Sens profond du Sûtra du Lotus est un texte de Guanding, successeur de Zhiyi 3e grand maître de l’école Tiantai, rédigé d’après des notes de celui-ci. Le Commentaire sur le Sens profond du Sûtra du Lotus en est le commentaire par Zhanran.
5 – L’influence est à rapprocher du quatrième des cinq agrégats, la volition. Cette dernière est une constituante de notre esprit, l’intention ou volonté d’action devant un objet ou une situation, en même temps qu’elle est l’expression de notre karma. On peut dire que c’est la volition qui dirige le mécanisme de l’influence dans un sens « karmique »
6 – Dans ce cas, il aurait associé l’apparence, la nature et l’entièreté, implicites à plusieurs principes bouddhiques (vérité relative et vérité absolue, vacuité, etc.) préfigurant ainsi la triple vérité définie plus tard par Zhiyi, à une version modifiée de la chaîne des douze nidanas pour les sept modalités suivantes.

Une réflexion sur “Les dix modalités de la vie

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